CHAPITRE III
La sensation d’une présence dans ma chambre. Tout de suite sur mes gardes, j’ouvre les yeux. Une indigène dépose un plateau sur la table. Au premier coup d’œil, je suis frappé par sa grande beauté.
Une jupe blanche, plissée, lui descend jusqu’aux chevilles. Serrée à la taille, cette jupe est complétée par le drapé barrant la poitrine, laissant nue une épaule.
D’épais cheveux bruns, coiffés en torsade. Un visage mince, étroit. De grands yeux d’un vert ardent. Des lèvres pleines, bien dessinées. Grande, mince, avec une allure un peu hautaine. Vingt ou vingt-cinq ans.
Agréablement surpris, je me dresse sur ma couchette et la jeune femme sourit.
— Votre fusée sera prête à décoller dans une heure, commandant. Le lieutenant Elgrim vous a fait préparer un léger repas.
Très léger et, après avoir jeté un coup d’œil au plateau, j’esquisse une moue désabusée. Ce qu’elle m’apporte n’est guère différent de ce qu’on nous sert dans l’espace. Rien de frais. Des produits synthétiques à base de vitamines.
Normal, puisque le poste est assiégé. Mon regard remonte jusqu’à la femme. Ce n’est certainement pas une simple servante.
— Vous appartenez à la base ?
— Non. J’y suis venue lorsque j’ai appris qu’une fusée s’y était posée.
— Les Tolks vous laissent circuler librement ?
— Comme les Terriens. Nous ne sommes l’ennemi de personne.
Le même raisonnement que Galal.
— Et le lieutenant vous a chargée de venir me réveiller ?
— Il ignore que je suis venue vous voir. J’ai pris le plateau des mains d’un domestique bolkarien. Il n’a pas osé me refuser… Je m’appelle Lhoa.
Lhoa ! Pour moi, c’est un nom comme les autres, mais les indigènes doivent le prendre au sérieux. Je pousse un soupir.
— En quoi ma fusée vous intéresse-t-elle ?
— Vous apportez un message pour le colonel Ferris.
— Et alors ?
— Je voudrais rejoindre le colonel.
— Vraiment ?
— Le lieutenant Elgrim a contacté son quartier général, mais le colonel ne s’y trouve pas. Si on pouvait l’atteindre, je suis certaine qu’il vous donnerait l’ordre de m’emmener.
— Pourquoi ?
— Il m’avait chargée de déchiffrer d’anciens textes et j’en ai trouvé de nouveaux qu’il aurait le plus grand intérêt à connaître.
J’esquisse un sourire railleur.
— Des textes qui se rapportent au Sar Gamir et au cirque de Pascamayo ?
— Oui.
Si Allan croit vraiment à toutes ces histoires, il risque d’être furieux si je ne lui amène pas cette femme… et, de toute façon, ça ne me déplairait pas de faire la route avec elle.
Comme je reste silencieux, elle reprend :
— Sans ordre du colonel, le lieutenant Elgrim dit que la décision dépend de vous seul… C’est pour cela que j’ai tenu à vous voir tout de suite.
Vraiment, elle est très belle et mon regard la détaille sans vergogne et elle n’a pas l’air de s’en offusquer.
— Si j’accepte de vous conduire au quartier général sans un ordre formel de mon frère, je serai obligé de prendre certaines précautions.
— Tout ce que vous voudrez.
— Il faudra aussi qu’Elgrim me confirme que vous traduisiez des textes pour mon frère.
— Lorsque les Tolks sont arrivés, le colonel a donné des instructions pour assurer ma sécurité et celle des manuscrits qui étaient en ma possession.
Elle est toujours debout. Ça devient gênant. Je lui désigne un siège.
— Je n’ai plus revu mon frère depuis le jour où il a été désigné pour prendre le commandement du Corps expéditionnaire… Il y a quelques heures, j’ignorais même quel but il poursuivait sur Bolkar.
— Le cirque de Pascamayo ?
— L’amiral m’en a parlé vaguement… Il n’accorde aucun crédit à ces légendes.
— Dans ce cas, comment explique-t-il la réaction des Tolks ?
— Ils sont ici aussi pour le cirque de Pascamayo ?
— Bien sûr… Auraient-ils sacrifié toute une escadre pour venir bloquer Bolkar, sans cela ?… Vous êtes un soldat, commandant Ferris… Vous devez donc savoir que, dans la guerre qui vous oppose aux Tolks, notre planète ne présente aucun intérêt stratégique.
Naturellement, je le sais. Je pensais que le Conseil suprême voulait faire de Bolkar une sorte de point d’appui où les escadres auraient pu venir se ravitailler. C’était prématuré, du moment que nous n’avions pas encore chassé l’ennemi du système, mais possible.
— La légende du Sar Gamir fait partie du folklore des Tolks également ?
— Elle fait partie de tous les folklores.
L’envoi du Corps expéditionnaire n’était donc pas une erreur. Bolkar présentait un intérêt que personne ne soupçonnait en dehors d’Allan et des membres du Conseil suprême.
Au fond, les Tolks ont fait le même sacrifice que nous… Malheureusement, l’équilibre des forces n’était plus le même et il jouait contre nous.
Lhoa reprend :
— Votre frère avait prévu l’arrivée des Tolks… Il était certain qu’ils feraient l’impossible pour l’empêcher de s’installer sur Bolkar… Dès qu’ils se sont présentés, il a pris des mesures pour tenir solidement les montagnes.
— Comment se fait-il que vous ayez été séparée de lui ?
— Il se trouvait à son quartier général lorsque les Tolks ont réussi leur débarquement… et c’est ici que je pouvais lui être le plus utile… J’avais toutes les archives du Temple de Thegat à compulser… J’ai pu lui communiquer tous les renseignements mineurs que j’obtenais par radio, mais ce que je possède aujourd’hui est beaucoup trop important…
— Les Tolks pourraient intercepter votre message ?
— Oui.
— Très bien… Vous partirez avec moi… Dans la fusée de Provins, qui est prévue pour plusieurs passagers.
Après avoir mangé, je rejoins Elgrim au poste de commandement. Provins est avec lui. Ils sont tous les deux devant le récepteur de la radio.
Le lieutenant se retourne.
— Si on parvient à toucher le colonel, on doit m’envoyer un message.
— Une réponse à propos de cette femme ?
— Lhoa, oui. Sans ordre du colonel, la décision de l’emmener, ou de la laisser, dépend de vous seul.
— Si je l’ai bien comprise, elle a travaillé pour mon frère ?
— Elle lui traduisait de vieux grimoires… Elle parle couramment presque toutes les langues anciennes.
— Qui est-ce ?
Il a un sourire ambigu et un haussement d’épaules :
— Une sorte de grande prêtresse.
Son sourire s’accentue :
— La plupart des tribus errantes sont retournées au fétichisme, les sédentaires aussi, mais la planète est semée de temples. Vestiges des cultes anciens. Des temples sans fidèles où se sont retirés des espèces de moines qui s’efforcent de maintenir les traditions du plus lointain passé… Ils ne cherchent plus à les imposer, ils se contentent de les expliquer, de les tenir en réserve pour le temps du renouveau, comme ils disent…
— Quel est leur dieu ?
— Le Sar Gamir, naturellement, mais ils lui vouent un culte sans cérémonie… Ça va plus loin, chaque tribu a le Sar parmi ses totems et, au lieu de les encourager à le révérer, les prêtres essayent plutôt de le démystifier… Ils cherchent à en faire plus un chef politique qu’un chef religieux… Ils disent qu’un jour il reviendra et qu’il sera roi.
— De quoi vivent ces prêtres, si les temples n’ont pas de fidèles ?
— De troc !… Ils sont infiniment plus évolués et surtout plus instruits que le reste des indigènes.
— Je m’en suis rendu compte en écoutant Lhoa.
— Elle a assimilé notre langue en quelques jours et elle parle le charabia des Tolks avec autant de facilité… Les autres prêtres sont comme elle et ils ont le monopole de tout ce qui est technique… Ils fabriquent des armes… primitives, parce qu’elles sont à la portée de leur clientèle, mais je suis persuadé qu’ils pourraient faire beaucoup mieux… des outils aussi… des vêtements… Ils pourraient facilement dominer et asservir toutes les populations, mais ils ne le font pas.
— Comment vous ont-ils accueilli ?
— Avec la plus complète indifférence, mais ils se comportent exactement de la même façon avec les Tolks… A une seule différence près… Leurs femmes éprouvent pour les Tolks une répulsion physique qu’elles n’ont pas pour nos hommes.
— Sans doute à cause, de leur tentacule.
— Le colonel pense que c’est un peuple qui attend quelque chose d’une race qui doit venir de l’espace, mais qu’il ne sait pas laquelle. Lhoa est originaire du temple de Djourma, qui est situé à l’entrée d’une des fameuses vallées interdites.
— Ce sont peut-être ces moines et ces prêtres qui en défendent l’accès ?
— Non, car alors ils déconseilleraient aux expéditions de s’y engager.
— Ce n’est pas le cas ?
— Ils s’offrent volontiers comme guides… Beaucoup d’entre eux sont morts en essayant de nous aider.
Tout cela est bizarre, invraisemblable, mais j’ai vu Lhoa, je lui ai parlé. Cette femme est civilisée et certainement d’une extraordinaire intelligence… Pourtant elle a toujours vécu sur une planète peuplée de primitifs.
Je me tourne sur Provins qui nous a écoutés avec curiosité.
— Lhoa et moi, nous partirons cette nuit. Dans la grosse fusée. Vous, la nuit prochaine, avec la mienne. Je vous laisserai la bande magnétique sur laquelle l’amiral a enregistré les instructions du Conseil suprême… Ainsi, si je tombe dans un piège, vous serez en mesure de me suppléer,
— Si on ne vous détruit pas au décollage, vous ne risquez absolument rien, fait Elgrim.
Je n’aime pas la manière dont les choses se présentent. Je suis un soldat habitué à me trouver en face de problèmes précis, logiques. Devant des situations auxquelles un long entraînement physique et moral m’a préparé et, ici, rien n’est sûr… Tout paraît saugrenu, presque stupide. En tout cas, pour un esprit rationnel.
Dubitatif, je me rends dans la soute où sont entreposées les fusées. Elles ont été révisées. Le plein de carburant est fait. Celle qui a amené Provins est déjà posée sur son socle de lancement.
La distance qui nous sépare de la montagne est trop courte pour qu’on puisse calculer une trajectoire et s’en remettre au pilotage automatique.
Je prendrai donc de l’altitude en ligne droite et, à dix ou quinze mille mètres, après avoir coupé mes réacteurs, je transformerai la fusée en avion pour naviguer à vitesse réduite.
Le trajet prendra une heure. Le moment critique se situera à l’instant de la mise à feu, durant les quelques secondes où la fusée restera en équilibre avant de jaillir de la coupole. Deux ou trois secondes pendant lesquelles elle sera vulnérable aux grenades.
Après, les défenses automatiques de l’engin nous mettront à l’abri. Drôle de guerre ! Tout se neutralise, même les plus formidables moyens. Aucune décision n’est possible sans une faute de l’adversaire et les cerveaux électroniques n’en commettent jamais.
Deux flottes restent face à face, impuissantes durant des mois, quelquefois des années, puis la victoire et la défaite dépendent du résultat d’un engagement mineur, souvent de deux hommes, dont l’affrontement individuel dérègle la belle ordonnance d’un système défensif incapable d’anticiper.
Assiégé dans sa forteresse souterraine avec quelques combattants et quelques robots seulement, Elgrim pourra résister éternellement à des forces cent fois supérieures.
Tant qu’il pourra intercepter les avisos de débarquement dans l’espace au moment où ils pénétreront dans l’atmosphère, il sera invulnérable. Pour le déborder, il faudra consentir à un sacrifice énorme en vaisseaux ou en missiles.
Un sacrifice qui détruirait l’équilibre dans l’espace… Tant que Helmon sera là… Mais il va partir. Qu’une seule forteresse tombe dans le dispositif soigneusement distribué par mon frère, et ce sera le commencement de la fin.
Tout cela a été mal organisé. L’esprit aventureux d’Allan ! C’est un baroudeur qui ne s’inquiète jamais beaucoup des conséquences de ce qu’il entreprend.
Avec un soupir, j’ouvre le sas de la fusée. Comme elle est beaucoup plus grande que la mienne, nous ne serons pas obligés de nous allonger. Elle comporte quatre sièges. Un en face du tableau de bord réservé au pilote. Les trois autres destinés aux passagers, en retrait sur une seule ligne incurvée.
Mes réflexes sont conditionnés. Je vérifie tout. Les réserves de carburant, l’armement, les ceintures de protection et, comme je saute à terre, mon inspection terminée, Elgrim pénètre dans la soute en compagnie de Lhoa.
Un indigène les accompagne. Il porte une petite malle carrée et la dépose à mes pieds.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Les manuscrits et les documents dont je vous ai parlé, dit Lhoa,
Mon regard cherche Elgrim.
— J’ai inspecté la malle, mon commandant.
Je fais signe au Bolkarien.
— Dans la soute.
Elgrim la lui ouvre. L’indigène hisse la malle, puis le lieutenant referme.
— Pas de nouvelles de mon frère ?
— Non, mais j’ai pu communiquer avec son chef d’état-major… Il pense que Lhoa peut vous accompagner.
— Parfait.
J’examine la jeune femme d’un œil critique. Elle ne peut rien dissimuler sous sa jupe et dans le drapé de sa poitrine. Le lin en est trop fin et, en dessous, elle est nue.
En revanche, elle tient à la main une petite statuette en terre cuite posée sur un socle carré aux quatre coins duquel sont fichés des bâtonnets assez semblables à nos allumettes.
En me voyant hausser les sourcils, elle me tend l’objet en souriant.
— Le dieu Sar… Je ne m’en sépare jamais.
Dix centimètres de haut. Une statuette creuse comme le socle. Elle n’est pas en terre cuite, comme je l’avais d’abord cru, mais modelée dans un métal qui paraît soyeux sous les doigts.
Le Sar est debout. Sa tête est surmontée d’une tiare. Devant lui, il tend une sorte de tube arrondi sur lequel figure une microscopique inscription en caractères qui me sont totalement inconnus.
— Que signifie cette inscription ?
— Je suis votre Maître à tous, répond Lhoa.
Elgrim me précise :
— Tous les Bolkariens possèdent la même.
Avec un sourire ironique, je rends son dieu à Lhoa. Elle me déçoit un peu. Sa superstition cadre mal avec sa remarquable intelligence.
— Je croyais que le Sar Gamir n’avait aucun caractère divin.
Lhoa hoche la tête.
— Nous employons ce terme uniquement avec les étrangers… Pour qu’ils comprennent mieux.
Dans son esprit, c’est sans doute nous qui sommes des primitifs. Il est vrai que, dans ce domaine, tout est relatif. Je lui désigne la fusée.
— Installez-vous sur le siège central arrière. Vous saurez vous attacher ? C’est indispensable, pour supporter l’accélération initiale.
— J’essayerai.
Elle monte et, pour pouvoir fixer les courroies qui la maintiendront, elle dépose son totem sur un des sièges. Elle se débrouille pas mal. Dès qu’elle s’est attachée, elle reprend la statuette et la pose sur ses genoux avant de la fixer un peu à la manière des voyantes qui lisent dans une boule de cristal.
Vraiment une magnifique créature. Je la détaille avec une admiration qui n’échappe pas à Elgrim. Il m’entraîne à l’écart et murmure :
— Si elle vous plaît, ne vous gênez pas… Les femmes de Bolkar n’ont pas nos conceptions sur l’amour. Pour elles, c’est une chose absolument naturelle. Bien sûr, il faut leur plaire…
— Le mariage n’existe pas ici ?
— A l’échelon le plus élevé seulement… Les chefs de tribus ont des épouses régulières. Les grands prêtres aussi.
— Et les autres ?
— Ils se passent de cérémonie et, le plus drôle, c’est que les couples sont plus solides que chez nous.
Assis devant un petit écran grâce auquel il peut surveiller les abords de la base, un soldat nous fait signe.
— Quand vous voudrez, mon commandant.
— Je suis prêt.
Je tends la main à Elgrim qui me précise :
— Dès que vous survolerez les montagnes, ne répondez à aucun appel. N’essayez pas de contacter les tours de contrôle, car les Tolks pourraient vous prendre dans un rayon magnétique. Débloquez simplement votre pilotage automatique. Il a été réglé sur une longueur d’onde particulière.
— Merci… J’espère vous revoir bientôt.
Je grimpe dans la fusée, puis je vais m’installer dans le fauteuil de pilotage. Lhoa est toujours en contemplation devant l’image du Sar. Dès que le sas est refermé, la fusée commence à se redresser.
Un dernier salut à Elgrim par le hublot et il quitte la soute. Elle se met presque tout de suite à pivoter, et, la main sur la manette de mise à feu, je guette la coupole.
Dès qu’elle commence à émerger dans la plaine, elle s’ouvre en deux…
— Attention, Lhoa !
J’abaisse la manette et mes réacteurs se mettent à gronder. Une seconde d’angoisse presque intolérable puis le déchirement de l’accélération… Mentalement, je compte :
— Un… deux… trois…
A six, je relève la manette et la fusée bascule. Nous sommes à treize mille mètres. Les ailes se déploient… et je lance mes moteurs…
Je conduis au manche à balai et je pique directement vers la région montagneuse… Je me sens la tête lourde et mes oreilles bourdonnent.
Etrange… Je me retourne. Lhoa a relevé la tête et me fixe d’un regard ardent. Sur ses genoux, la statuette du Sar semble flamboyer. Ce sont les bâtonnets qui l’entourent qui se sont allumés.
— Lhoa… Eteignez tout de suite cette saloperie.
Un sourire sur ses lèvres. Je la vois se confondre dans une sorte de brouillard, puis il me semble qu’elle se lève. La fusée tangue dangereusement.
Lhoa est à côté de moi. Elle me repousse et je suis sans force pour lui résister. Je quitte mon siège et je m’écroule pendant qu’elle s’installe à ma place et empoigne le manche à balai.